Océans
un espace prioritaire de recherche

Véritable poumon de notre planète, l’Océan montre des signes d’essoufflement. Et avec le sien, c’est notre avenir qui est menacé. Si la prise de conscience a été plutôt lente, elle est maintenant effective : la Décennie de l’océan mobilise depuis trois ans les scientifiques du monde entier à son chevet. Il s’agit de mieux comprendre les mécanismes de ces vastes étendues, pour mieux prédire et limiter les impacts de la pression anthropique. Et cela, le plus rapidement possible. La métrologie constitue un outil clé dans cette quête de résilience.

Deux fois plus vite qu’il y a vingt ans, tel est le rythme de réchauffement de nos mers et océans. C’est le triste constat qu’a dressé l’Unesco en juin 2024, dans son rapport sur l’état de l’océan (1). Les températures ont déjà augmenté de 1,45°C en moyenne par rapport aux niveaux préindustriels, et de plus de 2°C dans les points chauds comme la Méditerranée, l’océan Atlantique tropical et l’océan Astral. De son côté, Copernicus – le programme européen d’observation du climat – fait état de « canicules marines », avec par exemple des températures de surface supérieures de 5°C aux normales au large de l’Irlande et en mer du Nord. Autant de preuves que nous sommes à l’extrême limite des objectifs de l’Accord de Paris, avec potentiellement de lourdes conséquences pour la vie marine, et nous-mêmes.

Océan, biodiversité, climat : une équation fragile

Les océans figurent ainsi parmi les premières victimes du dérèglement climatique, alors même qu’ils jouent un rôle essentiel dans l’équilibre de notre écosystème. Chaque année, ils absorbent en effet jusqu’à 30% du CO2 que nous émettons et plus de 90% de l’excédent de chaleur dû aux gaz à effet de serre. Ils forment le plus grand puits naturel de carbone sur notre planète, grâce à des écosystèmes capables de capter, transformer et stocker le CO2, en particulier le plancton, les prairies sous-marines, les forêts de mangroves... A titre d’exemple, les herbiers de posidonie en Méditerranée pourraient séquestrer jusqu’à 1.09 Tg de carbone par an. Ils constituent en outre des nurseries pour de nombreuses espèces. Tout comme les récifs coralliens, qui eux aussi atténuent les effets du changement climatique en protégeant nos côtes de l’élévation du niveau des mers et des événements extrêmes.

Hélas, favorisée par nos émissions de CO2, l’accélération du réchauffement climatique entraîne un réchauffement de l’océan, et avec lui des dérèglements physico-chimiques aux multiples conséquences sur la biodiversité et les écosystèmes marins. Si certaines espèces sont capables de migrer vers des eaux plus favorables, d’autres ne le peuvent pas ou n’ont pas le temps de s’adapter et risquent de disparaître.

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Coraux
L'acidification entrave la capacité des coraux à construire leurs squelettes

On a ainsi enregistré un recul de 2% de l’oxygène dans les océans depuis les années 1960 - des réserves qui pourraient encore baisser de 3 à 4% d’ici à 2100. En haute mer, le réchauffement des eaux de surface diminue en effet la solubilité de l’oxygène, et ralentit sa pénétration en profondeur en réduisant le brassage vertical : la surface des zones minimum d’oxygène a crû de 4,5 millions de km2. Près des côtes, cette désoxygénation est aggravée par l’euthrophisation, qui favorise le développement de microalgues : près de 500 zones mortes ont aujourd’hui été identifiées.

Parallèlement, l’augmentation des taux de CO2 dissous dans l'eau de mer fait chuter son pH. Depuis l’ère préindustrielle, l’acidité moyenne des océans a ainsi augmenté de 30% - un taux qui pourrait atteindre 170% d’ici à 2100. Cette acidification entrave la capacité des coquillages et des coraux à construire leurs coquilles et squelettes car les ions carbonates – utiles à leur fabrication - sont moins présents.

Le fléau des plastiques en plus

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Pollution plastique des océans
A travers le monde, il y aurait de 75 à 199 millions de tonnes de plastique dans les océans

A ces menaces s’ajoutent celles liées à la surpêche, à la destruction des habitats marins, à la pollution... A travers le monde, il y aurait de 75 à 199 millions de tonnes de plastique dans les océans, et 24 400 milliards de particules de microplastiques flotteraient à leur surface. Particulièrement durables et disséminables, les micro- et nanoplastiques attirent toute l’attention : ils peuvent être ingérés par le biote marin et le perturber, en relarguant notamment des contaminants qu’ils ont préalablement absorbés dans le milieu (hydrocarbures, métaux, pesticides...) ; ils peuvent transporter à travers le globe tout un lot de micro-organismes (virus, bactéries, champignons...) et ainsi introduire des espèces invasives et nuisibles dans certains écosystèmes ; les chercheurs se demandent aussi s’ils ne pourraient pas entraver le piégeage du CO2 dans les fonds marins, et donc le fonctionnement du vaste puits carbone que sont les océans.

2021-2030, une décennie pour l’océan

Malgré leur rôle de régulateur, ces vastes espaces ont longtemps été oubliés dans les débats sur le climat. Avant d’être intégrés dans le préambule de l’Accord de Paris en 2015 et de faire l’objet d’un rapport spécial du GIEC, décidé en 2016 et publié en 2019, L’océan et la cryosphère dans le contexte du changement climatique.

Surtout, en 2017, l’Assemblée Générale des Nations Unies a proclamé que les années 2021 à 2030 constitueraient la décennie pour les sciences océaniques au service du développement durable (2). « Au début du troisième millénaire, l'océanographie a la capacité d'identifier les problèmes et de proposer des solutions, à condition de cesser de négliger sa contribution », commentait alors Audrey Azoulay, directrice générale de l'Unesco. Depuis, plus de 500 projets ont été lancés à travers le monde pour améliorer la connaissance et la protection des océans, et des milliers de données ont pu être collectées sur des thématiques telles que l’acidification et l’oxygénation des océans, l’élévation de leur niveau, etc. L’Unesco a aussi pu cartographier les fonds marins, à hauteur de 25% contre 6% en 2017, ainsi que la biodiversité océanique.

La troisième conférence des Nations unies pour les océans, qui se tiendra à Nice en juin 2025, permettra de mesurer de nouveaux progrès et de valoriser les décisions stratégiques en cours. Par exemple, 60% de l’océan se situant en dehors des juridictions nationales, l’ONU a longtemps mené des négociations sur un traité international visant à protéger la biodiversité en haute mer, en instaurant par exemple des aires protégées et en menant des études d’impact environnemental. Adopté en juin 2023, ce texte historique est en cours de ratification et devrait entrer en vigueur en juin 2025, à l’occasion de la conférence. Un traité similaire, avec pour ambition de mettre fin à la pollution plastique notamment dans les océans, devrait bientôt voir le jour.

Une dynamique multi-échelle

En tête des préoccupations mondiales, l’océan est naturellement devenu une priorité dans les agendas européens et nationaux. Le programme Horizon Europe (3)(2021-2027) développe ainsi une approche « orientée vers la mission », inspirée des moonshot missions américaines comme Apollo 11, afin de concevoir des solutions ambitieuses mais réalistes, intersectorielles et interdisciplinaires, coconstruites avec les citoyens et les acteurs locaux. Dans ce cadre, la mission Starfish 2030 vise cinq objectifs : atteindre le zéro pollution ; améliorer la gouvernance ; régénérer les écosystèmes marins et aquatiques ; décarboner notre océan, nos mers et nos eaux ; enrichir les connaissances et créer un lien émotionnel.

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planisphere
Représentation schématique du réchauffement global des eaux de surface à l’échelle de la Terre

Quant à la France, présente dans la plupart des mers de la planète, son programme prioritaire de recherche (PPR) Océan et climat (4) bénéficie de 40 millions d’euros (2021-2027) pour relever de grands défis, autour de quatre zones géographiques (outre-mer, océan profond, océans polaires, écosystèmes côtiers de métropole) et de trois priorités : la prévision de la réponse de l’océan au changement climatique et les scénarios d’adaptation ; l’exploitation durable de l’océan et la préservation de sa biodiversité et de ses services écosystémiques ; la réduction de la pollution océanique.

Une métrologie à la hauteur des défis scientifiques

Imaginer des solutions efficaces pour préserver l’océan nécessite encore de lever de nombreux freins, à commencer par ceux liés à son observation, à la compréhension de ses mécanismes et à leur modélisation. Il s’agit aujourd’hui d’acquérir toujours plus de données, à plus haute résolution, couplant des paramètres biogéochimiques, physiques, biologiques... dans des régions très contrastées, et à de multiples échelles. Les enjeux sont de réduire les incertitudes sur les projections climatiques, de mieux comprendre l’évolution des écosystèmes sous les effets du changement climatique et de la pression anthropique.

Or l’océan est un milieu turbulent et hostile : la mesure y est complexe en raison de la très grande variabilité des paramètres d’une saison à l’autre - ou tout simplement au cours d’une même journée -, et en raison des entraves à l’échantillonnage et au bon fonctionnement des instruments, comme les mouvements, la corrosion, les salissures. Certains paramètres exigent aussi la plus grande exactitude, à l’instar du pH dont l'échelle est logarithmique : un liquide de pH 6 est 10 fois plus acide qu’un liquide de pH 7, 100 fois plus qu’un liquide de pH 8 et 1000 fois plus qu’un liquide de pH 9. Une faible incertitude de mesure est donc requise pour quantifier de faibles variations de pH, et les corréler avec un phénomène d’acidification.  

Traçabilité et harmonisation de la mesure des variables essentielles

Afin d’assurer la traçabilité métrologique des observations océaniques, divers projets et réseaux se constituent à l’échelle européenne. L’ European Metrology Network (EMN) for Climate and Ocean Observation (5), à travers son volet Océans, s’attache à améliorer les techniques de mesure d’une trentaine de paramètres physiques, chimiques et biologiques. Le LNE y apporte sa contribution sur l’acidification de l’eau de mer.

Dans le cadre du projet SAPHTIES, qu’il a coordonné, le laboratoire a ainsi œuvré à l’harmonisation des méthodes de mesure du pH total (pHT - concentration en protons totaux). Un indicateur que les océanographes évaluent principalement via la spectrophotométrie. Le LNE a développé une infrastructure métrologique complète pour établir la chaîne de traçabilité de leurs mesures au SI : un matériau de référence (solution tampon) permettant aux océanographes d’étalonner leurs instruments – matériau validé par une comparaison interlaboratoire -, et un logiciel dédié leur permettant d’évaluer eux-mêmes leurs incertitudes de mesure. Des avancées qui vont aussi permettre de réviser la norme ISO 18191:2015 encadrant cette méthode de détermination du pH dans l’eau de mer.

Projet SAPHTIES

Le LNE cherche également à établir le schéma de traçabilité des mesures d’alcalinité totale, qui permettent d’étudier le système carbonate, contrôlant le cycle du carbone inorganique océanique. De quoi accompagner les scientifiques dans la compréhension de l’efficacité des techniques de capture du CO2 (Marine Carbon Dioxide Removal, ou mCDR) et l’évaluation de leur impact environnemental – diverses pistes émergeant pour augmenter la capacité de stockage des océans. A terme, il poursuivra ses travaux sur deux autres variables : la pression partielle du CO2 dissous et le carbone inorganique dissous.

Parallèlement, le LNE s’implique dans MINKE (Metrology for Integrated Marine Management and Knowledge-Transfer Network). Démarré en avril 2021 et s’achevant en 2025, ce projet européen a vocation à développer une nouvelle approche des réseaux de surveillance marine en rassemblant tous les acteurs utiles à leur conception et à leur fonctionnement, depuis les chercheurs jusqu’à la société civile en passant par l’industrie. Objectifs : exactitude et exhaustivité des données. Le LNE y aide à créer le démonstrateur d’une collaboration mieux structurée entre laboratoires nationaux de métrologie et océanographes, autour des questions de fiabilité et de comparabilité des mesures. Le laboratoire est par ailleurs l’un des 26 partenaires du projet AMRIT (Advance Marine Research Infrastructures Together), qui permettra de constituer, à horizon 2028, le système européen d’observation des océans, intégrant au sein d’un cadre unique les services clés de toutes les infrastructures européennes de recherche, dont celle issue de MINKE.

MINKE

Harmoniser la surveillance des eaux littorales

Sur le volet plus spécifique des eaux littorales, le LNE apporte son expertise en essais interlaboratoires dans le domaine de l’hydrobiologie. L’enjeu est d’harmoniser la surveillance du bon état écologique des eaux côtières et des estuaires (abondance et santé de la faune et de la flore), dans le cadre de la Directive cadre sur l’eau (DCE). Au sein d’Aquaref, le LNE et l’Ifremer ont par exemple organisé des essais interlaboratoires sur l’échantillonnage des zostères afin d’évaluer les pratiques des différents opérateurs DCE, de définir les facteurs ayant une influence sur les résultats, d’aboutir à une méthode fiable, et d’y former les opérateurs.

Le LNE est aussi régulièrement sollicité pour évaluer les performances des capteurs mesurant la présence de cyanobactéries (algues microscopiques rouges, vertes ou brunes), notamment pour surveiller les eaux de baignade. Un savoir-faire qu’il déclinera bientôt en microbiologie, notamment pour suivre les bactéries Escherichia Coli.

Nouveaux challenges

La métrologie doit aussi pouvoir accompagner les besoins émergents, et ainsi repousser ses propres limites. Aujourd’hui, nos connaissances sur l’exposition aux micro- et nanoplastiques (respectivement < 5 mm et < 100 nm) sont assez restreintes, tout comme celles sur leur impact sur le vivant. Parmi les verrous scientifiques, on trouve l’impossibilité d’observer la fraction des plastiques les plus petits dans les échantillons, processus indispensable car de leur taille dépendent leur capacité à franchir les barrières biologiques et leur toxicité. Les observations microscopiques sont en effet limitées aux particules jusqu’à 1 µm. On éprouve aussi des difficultés à observer la distribution de tailles par classe de plastique (polyéthylène, polystyrène, etc.).

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Micro-plastiques

Pour lever ces contraintes, dès 2020, le LNE a appliqué au milieu marin son savoir-faire en caractérisation des nanomatériaux. Dans le cadre du projet Moustic, qui étudiait le cas des moules - l'un des principaux vecteurs de transfert des microplastiques dans la chaîne alimentaire humaine -,  il a développé une méthode couplant microscopie électronique à balayage (MEB) et spectroscopie Raman pour caractériser les micro- et nanoplastiques, à la fois physiquement (concentration en nombre, taille) et chimiquement (identification). Une méthode qui a aussi permis d’analyser le devenir des microplastiques dans un milieu digestif humain simulé.

Depuis, le LNE s’attache à rendre cette méthode fiable et robuste, avec des matériaux de référence représentatifs de chaque gamme de taille, nature de plastique ou mélange de plastiques, afin de l’appliquer ensuite à d’autres domaines. En ce sens, il collabore au projet européen PlasticTrace (2022-2025), dont l’enjeu est de développer une infrastructure métrologique internationale qui puisse assurer la traçabilité de la caractérisation des micro- et nanoplastiques dans les matrices environnementales et alimentaires. Il participe aussi au groupe de travail dédié à cette problématique au sein du CCQM (Comité consultatif pour la quantité de matière) (6).

Projet européen PlasticTrace

L’intelligence artificielle est également pleine de promesses pour l’observation et la recherche. Que ce soit pour modéliser et prévoir la dynamique des océans, pour détecter et suivre les principaux apports de macroplastique dans les océans, pour observer les créatures marines et l’impact des pollutions sur leurs comportements... Pour autant, il est indispensable de garantir que les résultats délivrés par l’IA sont sûrs et fiables. Grâce à ses expertises dans ce domaine, rassemblées au sein du laboratoire d’évaluation LE.IA, le LNE est en mesure de tester les performances et la fiabilité des algorithmes, par la réalisation d’essais sur bases de données.

Alors que les données sur les océans sont très variées (physico-chimiques, environnementales, populations d’espèces…) et issues de plusieurs sources (drones,balises…), la première tâche consiste à les sélectionner, qualifier et annoter. Il s’agit notamment de vérifier leur fiabilité et leur étendue au regard de la tâche demandée à l’IA, et de veiller à prendre en compte tous les facteurs pouvant influencer son interprétation. En naît un jeu de données de test, qui au cours de scénarios préétablis, vont permettre d’évaluer la conformité des réponses de l’IA selon divers critères.

A terme, l’ambition du LNE est de générer, à travers LE.IA, une masse considérable de données de qualité pour un grand nombre d'applications IA, ayant valeur d’étalon. Base qui serait idéalement nourrie et partagée par la communauté des océanographes et leurs développeurs d’IA.

 

[dossier publié en octobre 2024]


Références :

[1] Rapport sur l’état de l’océan

[2] Décennie pour les sciences océaniques au service du développement durable

[3] Programme Horizon Europe

[4] Programme prioritaire de recherche (PPR) Océan et climat

[5] European Metrology Network (EMN) for Climate and Ocean Observation

[6] CCQM (Comité consultatif pour la quantité de matière).